Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se détruire pour lui dans un élan morbide, dans une désagrégation de l'âme et du corps. D'où l'aspiration immatérielle à la mort. Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu!
- Des larmes et des saints
Le seul argument contre l'immortalité est l'ennui. De là dérivent d'ailleurs toutes nos négations.
- Des larmes et des saints
Toute croyance rend insolent ; nouvellement acquise, elle avive les mauvais instincts ; ceux qui ne la partagent pas font figure de vaincus et d'incapables, ne méritant que pitié et mépris. Observez les néophytes en politique et surtout en religion, tous ceux qui ont réussi à intéresser Dieu à leurs combines, les convertis, les nouveaux riches de l'Absolu. Confrontez leur impertinence avec la modestie et les bonnes manières de ceux qui sont en train de perdre leur foi et leurs convictions...
- Syllogismes de l'amertume
Pour manier les hommes, il faut pratiquer leurs vices et en rajouter. Voyez les papes : tant qu'ils forniquaient, s'adonnaient à l'inceste et assassinaient, ils dominaient le siècle ; et l'Église était toute-puissante. Depuis qu'ils en respectent les préceptes, ils ne font que déchoir : l'abstinence, comme la modération, leur aura été fatale ; devenus respectables, plus personne ne les craint. Crépuscule édifiant d'une institution.
- Syllogismes de l'amertume
Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m'oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l'équilibre du monde.
- De l'inconvénient d'être né
Quand on revoit quelqu'un après de longues années, il faudrait s'asseoir l'un en face de l'autre et ne rien dire pendant des heures, afin qu'à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même.
- De l'inconvénient d'être né
Le non-savoir est le fondement de tout, il crée le tout par un acte qu'il répète à chaque instant, il produit ce monde et n'importe quel monde, puisqu'il ne cesse de prendre pour réel ce qui ne l'est pas. Le non-savoir est la gigantesque méprise qui sert de base à toutes nos vérités, le non-savoir est plus et plus puissant que tous les dieux réunis.
- De l'inconvénient d'être né
N'importe qui se sauve par le sommeil, n'importe qui a du génie en dormant: point de différence entre les rêves d'un boucher et ceux d'un poète. Mais notre clairvoyance ne saurait tolérer qu'une telle merveille dure, ni que l'inspiration soit mise à la portée de tous: le jour nous retire les dons que la nuit nous dispense.
- La tentation d'exister
L'expression n'étant pas de taille à se mesurer avec les événements, fabriquer des livres et s'en montrer fier, constitue un spectacle des plus pitoyables: quelle nécessité pousse un écrivain qui a écrit cinquante volumes à en écrire encore un autre? pourquoi cette prolifération, cette peur d'être oublié, cette coquetterie de mauvais aloi?
- La tentation d'exister
Si l'homme avait eu la moindre vocation pour l'éternité, au lieu de courir vers l'inconnu, vers le nouveau, vers les ravages qu'entraîne l'appétit d'analyse, il se fût contenté de Dieu, dans la familiarité duquel il prospérait.
- La chute dans le temps
L'impossibilité de s'abstenir, la hantise du faire dénote, à tous les niveaux, la présence d'un principe démoniaque.
- La chute dans le temps
Si l'homme n'est pas près d'abdiquer ou de reconsidérer son cas, c'est qu'il n'a pas encore tiré les dernières conséquences du savoir et du pouvoir. Convaincu que son moment viendra, qu'il lui appartient de rattraper Dieu et de le dépasser, il s'attache - en envieux - à l'idée d'évolution, comme si le fait d'avancer dût nécessairement le porter au plus haut degré de perfection. A vouloir être autre, il finira par n'être rien ; il n'est déjà plus rien. Sans doute évolue-t-il, mais contre lui-même, aux dépens de soi, vers une complexité qui le ruine. Devenir et progrès sont notions en apparences voisines, en fait divergentes. Tout change, c'est entendu, mais rarement, sinon jamais, pour le mieux. Infléchissement euphorique du malaise originel, de cette fausse innocence qui éveilla chez notre ancêtre le désir du nouveau, la foi à l'évolution, à l'identité du devenir et du progrès, ne s'écroulera que lorsque, parvenu à la limite, à l'extrémité de son égarement, l'homme, tourné enfin vers le savoir qui mène à la délivrance et non à la puissance, sera à même d'opposer irrévocablement un non à ses exploits et à son œuvre.
- La chute dans le temps
Certains problèmes, une fois approfondis, vous isolent dans la vie, vous anéantissent même : alors on a plus rien à perdre, ni rien à gagner. L’aventure spirituelle ou l’élan indéfini vers les formes multiples de la vie, la tentation d’une réalité inaccessible ne sont que simples manifestations d’une sensibilité exubérante, dénuée du sérieux qui caractérise celui qui aborde des questions vertigineuses. Il ne s’agit pas ici de la gravité superficielle de ceux qu’on dit sérieux, mais d’une tension dont la folie exacerbée vous élève, à tout moment, au plan de l’éternité. Vivre dans l’histoire perd alors toute signification, car l’instant est ressenti si intensément que le temps s’efface devant l’éternité. Certains problèmes purement formels, si difficiles soient-ils, n’exigent nullement un sérieux infini, puisque, loin de surgir des profondeurs de notre être, ils sont uniquement les produits des incertitudes de l’intelligence. Seul le penseur organique est capable de ce type de sérieux, dans la mesure où pour lui les vérités émanent d’un supplice intérieur plus que d’une spéculation gratuite. A celui qui pense pour le plaisir de penser s’oppose celui qui pense sous l’effet d’un déséquilibre vital. J’aime la pensée qui garde une saveur de sang et de chair, et je préfère mille fois à l’abstraction vide une réflexion issue d’un transport sensuel ou d’un effondrement nerveux. Les hommes n’ont pas encore compris que le temps des engouements superficiels est révolu, et qu’un cri de désespoir est bien plus révélateur que la plus subtile des arguties, qu’une larme a toujours des sources plus profondes qu’un sourire. Pourquoi refusons-nous d’accepter la valeur exclusive des vérités vivantes, issues de nous-mêmes ? L’on ne comprend la mort qu’en ressentant la vie comme une agonie prolongée, où vie et mort se mélangent. […]
- Sur les cimes du désespoir
Que l'homme perde sa faculté d'indifférence: il devient assasssin virtuel; qu'il transforme son idée en dieu: les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu'au nom d'un dieu ou de ses contrefaçons. Les époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires: Ste Thérese ne pouvait qu'etre contemporaire des autodafés, et Luther du massacre des paysans...
Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d'une vérité, de sa vérité. Les vrais criminels sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique, qui distinguent entre le fidèle et le schismatique. Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule...
Regardez autour de vous: partout des larves qui prechent; chaque institution traduit une mission... La société est un enfer de sauveurs! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent... Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "nous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer "les autres" et s'en estimer l'interprète pour que je le considère mon ennemi...
On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs; pourtant, on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire... L'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut... Le fanatique, lui, est incorruptible: si pour une idée, il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle; dans les deux cas, tyran ou martyr, c'est un monstre; les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyres auxquels on n'a pas coupé la tete...
Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde...
- Précis de décomposition
Le meilleur moyen de consoler un malheureux est de l'assurer qu'une malédiction certaine pèse sur lui. Ce genre de flatterie l'aide à mieux supporter ses épreuves, l'idée de malédiction supposant élection, misère de choix.
- Écartèlement
Le sceptique est le désespoir du diable. C'est que le sceptique, n'étant l'allié de personne, ne pourra aider ni au bien ni surtout au mal. Il ne coopère avec rien, même pas avec soi.
- Cahiers 1957-1972
Pendant des siècles des esprits se sont battus et ont risqué leur vie pour se libérer de Dieu.
Et nous, au milieu du XXe, nous regrettons les chaînes qu'Il représentait et ne savons que faire d'une liberté pour laquelle nous n'avons fait aucun sacrifice, que nous n'avons pas conquise. Nous sommes les héritiers ingrats de l'athéisme héroïque, les épigones de la révolte, une masse de rebelles qui déplorent secrètement la disparition des "superstitions", des "préjugés" et des anciennes "terreurs
- Cahiers 1957-1972
Cioran - Amazon France