Exercices négatifs,
En marge du Précis de Décomposition
Gallimard, « Les inédits de Doucet », 2005
Extases frelatées
Il est toujours intrigant de voir paraître un livre qui n’existe pas…La publication de ces Exercices négatifs, première version, manuscrite, inaboutie, du Précis de Décomposition de Cioran (son premier livre en français et sans doute l’un des plus fameux, paru en 1949), constitue un réel événement, signe de la popularité croissante de cet écrivain roumain : dix ans seulement après sa mort, ses lecteurs, ou au moins ses éditeurs, ont déjà soif de textes autres que la quinzaine de livres publiés par l’auteur (déjà renforcée par la publication, deux ans après sa mort, des 1000 pages de ses excellents Cahiers). Le désespoir et l’élégance ont encore bonne fortune ces temps-ci !
Mise en garde
Mais la fête est un peu gâchée, et notre plaisir trouble. La faute en vient précisément au choix du titre Exercices négatifs – titre de la toute première version du Précis de Décomposition, donc – titre qui laisse espérer ce que cette publication n’offre pas. Sont recueillis ici un certain nombre de textes inaboutis, que Cioran avait inclus dans cette première version, avant de les supprimer du livre en procès. L’on n’y trouvera pas les brouillons des textes publiés (à de rares exceptions près, occasionnant une petite anthologie de chapitres du Précis, sous le titre «Variantes définitives»), pas plus que de textes relevant des deuxième et troisième versions du livre (que Cioran a réécrit trois fois !). Le titre Exercices négatifs devrait désigner le premier état du Précis, dans son ensemble ; or, la présente publication laisse entendre qu’il s’agirait d’un livre à part, écrit « en marge du Précis » - alors que les vrais Exercices négatifs ne sont pas en marge du Précis, ils sont le Précis, pour ainsi dire, le Précis encore enfant…Enfin, outre le caractère largement incomplet de ce livre, il faut en regretter l’ordre des textes, qui est celui de l’ordre de classement des manuscrits à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, et qui n’est hélas pas celui indiqué par la numérotation effectuée par Cioran lui-même. Ces reproches peuvent ressembler à des arguties, mais il demeure (songeons aux Pensées de Pascal) que les œuvres inachevées exigent certaines précautions d’édition. Ainsi, malgré son titre, ce livre ne donne pas à lire les Exercices négatifs de Cioran – telle est la mise en garde qui manque au travail d’Ingrid Astier (qui a établi et annoté cette édition).
« Exclamations d’un réprouvé »
Ces chipotages passés (gageons que de futures publications viendront bientôt préciser les choses, au risque de les décomposer plus encore…), la transcription et la diffusion de ces manuscrits a le grand mérite d’en révéler l’intérêt : lire ce que Cioran n’a pas jugé digne d’être lu, lire ce que l’auteur lui-même a censuré… Ces brouillons vigoureux, par ailleurs accompagnés de manuscrits des Syllogismes de l’amertume, regorgent de paragraphes véhéments, de premiers jets impétueux, voire excessifs dans leur contenu – sans être excessivement maladroits dans leur style, qui en est pourtant à se construire.
Qu’y lisons-nous ? Considérations sensationnelles sur Sartre, « penseur sans destin » (que Cioran humilie avec efficacité, et sans le nommer, dans le Précis) ; provocations sur des thèmes comme l’espoir, l’amour, ou le mariage (« spasme béni par le maire et le curé ») ; anecdotes tour à tour grotesque et burlesque d’un métaphysicien plongé malgré lui dans un monde vulgaire (« Hamlet chez les midinettes », ou, au bal : « la haine qu’on lit dans les yeux des jeunes filles que personne ne fait danser m’inspire plus de terreur que les salles d’opération ») ; déclaration de guerre aux critiques littéraires, et plus encore aux universitaires (les professeurs sont « des machines à lire qui transforment les solitudes de quelques rares esprits en marchandises pour les imbéciles ») ; longues envolées autour du suicide, dont la suppression dans le Précis laisse entendre, non pas que le moraliste ténébreux avait une morale (!), mais qu’il reconnaît la faiblesse de la pensée d’une supériorité de l’Idée du suicide par rapport au suicide (« Le suicide comme moyen de connaissance », « La mort vivifiante »…) ; et, surtout, au fil des pages, le scepticisme agressif d’un penseur revenu de ses emportements politiques et qui invite tout le monde (nous sommes en 1946) à revenir de ses certitudes, à son instar, à lutter contre toutes les idéologies, et à imiter, sinon l’indifférence du sage, au moins le doute du philosophe...
Par-delà l’obsession de la mort, ou le scepticisme consacré, le lecteur est ainsi frappé par un «histrionisme» trivial, qui n’est que farce amère, mauvaises intentions, fainéantise fulminante, caricatures malmenées… une misanthropie haute en couleurs…
Tout cela n’est pas du meilleur Cioran, ni du plus subtil, ni du plus poétique – mais, pour le moins, du plus furieux, et, à dire vrai, toujours excellent : ces quelques 150 riches pages « inédites » réservent de belles heures à leurs vaillants lecteurs, y compris aux philosophes parmi eux (« La vogue de la mort dans la philosophie contemporaine »), aux historiens (« Europe, terre de charognes »), ou aux littéraires (textes sur le grand poète roumain Eminescu, ou sur la «Valeur de la méchanceté»)…
Méchant misanthrope désespéré
Ces chapitres que Cioran a reniés ne devraient donc pas nuire à l’accroissement de la reconnaissance, et de la renommée mondiale, de cet écrivain maudit né dans un paisible village de Transylvanie. Moins que « l’épure du style » à venir, ces vrais-faux Exercices négatifs révèlent le tempérament ardent, voire explosif, de Cioran plume en main ; tandis que, dans un effort de tempérance, la postface d’Ingrid Astier s’ouvre sur l’idée qu’ « il ne peut y avoir d’œuvre désespérée, le mobile qui la fait naître étant positif » (George Perros), pour conclure avec de bonnes intentions sur un fondamental « respect de l’homme », Cioran n’apparaît pas ici plein d’espoir (« tout philosophe qui aborde les choses avec une arrière-pensée d’espoir – par là-même – se disqualifie pour toujours » ; « a-t-on jamais vu un chant de l’espoir qui n’inspirât pas un léger dégoût ? »), et, lui qui fut si élégant, se montre ici fermement irrespectueux, haineux, diablement aigri : c’est que, dit-il, « tous vivent dans leur modèle ; il m’en faut un, méprisant, méchant, lucide »…
Nicolas Cavaillès
(octobre 2005)
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