Cioran, inclassable philosophe, Roumain exilé à Paris, sceptique et mystique à l'écriture limpide, n'a pas encore trouvé beaucoup de biographes; Outre-Rhin, il commence à intriguer; il devient l'objet d'études minutieuses, de spéculations audacieuses. Parmi celles-ci, l'oeuvre de Cornelius Hell, natif de salzbourg, formé dans l'université de sa ville natale; Hell a enseigné à Vilnius en Lithuanie soviétique et est l'auteur d'un livre consacré à la mystique, au scepticisme et au dualisme de Cioran.
Difficile à cerner, la pensée de Cioran se situe in toto dans ces trois univers dualiste, mystique et sceptique. A la question que lui posaient des journalistes allemands du Süddeutsche Zeitung: "Etes-vous un sceptique ou un mystique?", Cioran répondit: "Les deux, mon ami, les deux". Comment décortiquer cet entrelac philosophique et métaphysique? Hell croit pouvoir apporter une réponse. La pensée dualiste de Cioran lui donne les catégories nécessaires à décrire le monde en tant que situation, à saisir la condition humaine. Le scepticisme indique la voie pour trouver la thérapeutique. La mystique, pense Hell, sert à déterminer les objectifs positifs (pour autant que l'on trouve des onjectifs positifs à déterminer dans l'oeuvre de Cioran).
Cette tripartion de l'oeuvre de Cioran peut nous apparaïtre assez floue. Le Maître parvient à échapper à toutes les classifications rigides. Reste une tâche à accomplir, à laquelle Hell s'essaie: repérer les influences philosophiques que Cioran a reçues. Pour lui, l'homme a tout de l'animal et rien du divin mais le théologien analyse mieux notre condition que le zoologue. L'homme a échappé à l'équilibre naturel, par le biais de l'esprit, ce trouble-fête. L'homme est donc tiraillé entre deux ordres irréconciliables. Pour Hell, cette vision de la condition humaine se retrouve chez Kleist, dans son "Marionettentheater" et, plus récemment, chez cet héritier de la tradition romantique que fut Ludwig Klages. Pour ce dernier aussi, la conscience, l'esprit, trouble l'harmonie vitale. Klages comme Cioran partagent la nostalgie d'une immersion totale de l'être humain dans un principe vital suprapersonnal. Klages comme Cioran critiquent tous les deux la fébrilité, la vanité et la pretention activiste de l'homme, notamment dans la sphère politique.
On pourrait, poursuit Hell, rapprocher Schopenhauer de Cioran car les deux philosophes rejettent la volenté et la thématique du péché originel. Hell mentionne également les influences de Simmel, de Spengler, d'Elias Canetti et d'Adorno. Les sources françaises de la pensée de Cioran doivent être recherchées, elles, chez Montagne et Pascal. Face à Sartre et Camus, ses contemporains, la position de Cioran se résume en une phrase: "Pour moi, Sartre n'a rien signifié. Son oeuvre m'est étrangère et sa parution ne m'intéresse pas… Il serait pour un existentialisme objectif. Dans ce cas, je qualifierai le mien de "subjectif". J'ai, moi, une dimension religieuse. Lui n'en a certainement aucune". Quant à Camus, sa conclusion dans "La Peste" se situe aux antipodes de la pensée de Cioran, puisqu'il affirme qu'il y a davantage à admirer chez l'homme qu'à mépriser.
Pour Hell, c'est le néo-conservatisme allemand d'un Gerd-Klaus Kaltenbrunner et d'un Armin Mohler qui a contribué à mettre l'oeuvre de Cioran en valeur Outre-Rhin. Ce néo-conservatisme et cette "Nouvelle Droite", issue de sa consoeur parisienne, ont attiré les regards sur ce marginal des années 50 et 60.
En résumé, une analyse philosophique profonde et une mise en perspective prometteuse.
Luc Nannens
La découverte de Cioran en Allemagne, Luc Nannens.
Article issu de Vouloir, Wezembeek-Oppem, Belgique, n°25/26, Janvier/Fevrier 1986. p.15.